Le gouvernement ivoirien veut moderniser les véhicules et généraliser l’usage du compteur dans une capitale économique saturée par le trafic routier.
Alioune Sylla, 26 ans, est chauffeur de taxi à Abidjan depuis cinq ans. Son véhicule orange, illuminé intérieurement de néons bleu, appartient à son « patron chinois », précise-t-il. Chaque jour, il roule de 5 heures à 15 heures, avant de céder le volant à son frère, qui tournera jusqu’au petit matin. Une course lui rapporte entre 500 et 3 500 francs CFA (de 0,76 à 5,34 euros), selon la distance et la négociation avec le client. Et même si son taxi est équipé d’un compteur, comme l’exige la loi, Alioune ne l’utilise jamais, comme la quasi-totalité des chauffeurs de taxi d’Abidjan.
Mais les choses pourraient bientôt changer. En novembre 2017, le gouvernement ivoirien a lancé de nouveaux taxis sous le label « Ivoire Taxi ». Le but ? Moderniser le parc de taxis abidjanais et structurer le secteur. Une centaine de véhicules flambant neufs et équipés de compteurs ont ainsi été confiés par l’Etat à dix sociétés privées. L’ambition, à terme, est d’avoir, comme à Paris par exemple, diverses compagnies de taxis, comme Taxis G7, Taxis Bleus, Alpha Taxi…
« Un Etat qui lance de nouveaux taxis contre ceux qui existent déjà sur son territoire, il n’y a qu’en Côte d’Ivoire qu’on voit ça, s’emporte Alioune Sylla. Pourquoi ne nous les ont-ils pas donnés à nous qui sommes déjà en activité ? Certains sont chauffeurs de taxi depuis plus de vingt ans et possèdent leurs propres véhicules, parfois en fin de vie. »
Taxis orange et « wôrowôro »
Le deal des frères Sylla avec leur « patron » est simple : en échange des 17 000 francs CFA qu’Alioune va lui déposer quotidiennement (sauf le dimanche), les frais administratifs, les éventuelles pannes, le contrôle technique et l’assurance sont à la charge du propriétaire. Le surplus, dans lequel Alioune doit piocher pour payer l’essence, lui revient. Résultat : des recettes journalières qui dépassent rarement 7 000 francs CFA.
« Les bons mois, je peux m’en sortir avec 140 000 francs CFA, les mauvais avec 80 000. On ne sait jamais combien on va gagner à l’avance dans ce boulot, on ne peut rien planifier dans nos vies, explique Alioune. Parfois, on doit même emprunter pour réunir les 17 000 francs CFA du patron ! » Ledit patron, lui, empoche finalement 400 000 francs CFA par mois.
Ce business, tout le monde le connaît à Abidjan. Ils sont d’ailleurs beaucoup, femmes et hommes d’affaires, simples cadres ou employés, à posséder un ou deux taxis pour s’assurer un complément de revenus. Il peut s’agir soit de taxis orange, équipés de compteurs – en tout cas théoriquement – et autorisés à circuler dans tout Abidjan, soit de « wôrowôro », de diverses couleurs et sans compteur, limités à leurs communes respectives.
Le cauchemar des heures de pointe
Le ministre des transports, Amadou Koné, explique qu’il est urgent d’« assainir le secteur des transports et des taxis-compteurs en particulier ». En effet, le district d’Abidjan, peuplé de 6 millions d’habitants, compte 10 000 taxis-compteurs déclarés et environ 19 000 non déclarés. Des véhicules auxquels il faut ajouter les milliers de « wôrowôro » et de « gbaka » (minibus). Un véritable capharnaüm qui transforme les heures de pointe en cauchemar routier dans la capitale économique ivoirienne.
« Depuis 2014, nous sommes engagés dans une réforme profonde des modes de transport afin de décongestionner Abidjan, détaille Amadou Koné. Nous avons doté la Sotra [Société des transports abidjanais] de nouveaux autobus, libéralisé le transport lagunaire avec l’arrivée de deux nouvelles compagnies de bateaux-bus, démarré le chantier du métro d’Abidjan, et nous travaillons à la mise en place d’une nouvelle autorité régulatrice des transports. Mais cette réforme serait incomplète si nous ne nous occupions pas des taxis, trop nombreux à exercer leur activité de manière complètement informelle et désorganisée. Il faut des taxis équipés de compteurs, plus sûrs pour nos concitoyens et plus modernes, tant sur le plan écologique que numérique. »
Le ministre ajoute : « Ivoire Taxi est simplement un début de réponse à ce besoin de restructuration et de professionnalisation du secteur. Nous comptons augmenter notre flotte cette année afin d’atteindre les 2 000 véhicules grâce à l’aide, je l’espère, d’opérateurs privés que nous exhortons à nous rejoindre dans cette aventure. »
Rentrer dans la légalité, se moderniser… Cette petite musique, les chauffeurs de taxi abidjanais l’entendent de plus en plus, sans encore vraiment la prendre au sérieux. Comment les autorités arriveront-elles à obliger conducteurs et clients à accepter le principe du compteur, se disent-ils ? Au ministère, on assure qu’un arrêté est en préparation et qu’une fois adopté, tous devront l’appliquer. Quant aux nouveaux taxis en circulation, ils devront répondre à des normes précises. On rassure, toutefois : « Nous ne chasserons personne. Au contraire, le gouvernement travaillera à la formation des anciens chauffeurs. »
Les VTC réservés aux plus aisés
Ce passage au système horo-kilomètrique, certains acteurs l’ont impulsé depuis des mois : les sociétés de voiture de transport avec chauffeur (VTC). Comme le géant américain Uber (absent du pays), elles permettent de commander un taxi par une application mobile et d’avoir dès la réservation une estimation du coût du trajet. Elles bannissent donc toute négociation tarifaire avec les clients. Mais ont-elles trouvé leur clientèle ?
Chez Africab, le leader ivoirien des VTC, on confirme que le développement de l’entreprise est significatif, même si on préfère ne pas communiquer le chiffre d’affaires de 2017 (500 millions de francs CFA en 2016, soit 760 000 euros). La société créée en 2016 possède ses propres véhicules (146) et ses chauffeurs sont salariés.
« C’est un marché où chacun peut trouver sa place, nous voyons régulièrement de nouveaux acteurs émerger. C’est rassurant, car cela signifie qu’il y a une demande de modernisation du transport et que la numérisation a totalement sa place dans les transports en Côte d’Ivoire », explique Mathieu Lemaire, responsable des ventes d’Africab, qui précise que 50 % du chiffre d’affaires est aujourd’hui réalisé grâce à une clientèle « corporate » (grands groupes, institutions, hôtels, etc.). Une proportion qu’il aimerait porter à « 60 ou 70 % dans les années à venir ». Le prix de la course chez Africab, en moyenne deux à trois fois plus élevé que celui des taxis orange, cantonne en effet ce service aux catégories les plus aisées dans le pays.
Alioune Sylla, lui, ne croit pas en l’avenir ivoirien des VTC et cite l’exemple du Maroc, où Uber vient de jeter l’éponge. « Qu’importe le tarif au kilomètre choisi par Africab, Ivoire Taxi ou même le gouvernement, nous proposerons toujours moins cher qu’eux. Et comme une grosse partie de la population ne voit pas son pouvoir d’achat augmenter, elle nous choisira toujours. C’est le système de la débrouille ici ! En France ou aux Etats-Unis, ce système de compteur fonctionne car les gens ont des salaires élevés et fixes. Pourquoi devrait-on les copier alors qu’on n’en a pas les moyens ? »